CHAPITRE 19

Ce n’était pas une pierre dans son sabot ; elle ne sentait ni inflammation ni gonflement. Enfer et damnation. Elle allait devoir espérer qu’il ne s’agissait que d’un mauvais coup. Elle flatta l’épaule dégoûtante de Sigurd et remonta sur le chariot. Bon, ils allaient donc aller au pas. Il fallait que ça arrive juste comme elle devait se hâter. Elle relança l’attelage, s’appuya contre le dossier et tenta de se calmer. Sans succès. Sigurd clopinait visiblement et cela la remplissait de colère. Elle aurait aimé tuer Saule et Vintner. Et si c’était bien l’aube qui se levait sur Tekum, alors Cabri et Dellin devaient déjà être en train de l’attendre et elle ne serait pas au rendez-vous.

L’aube signifiait également autre chose, quelque chose qu’elle avait repoussé au fin fond de son esprit. L’aube signifiait que Vandien était mort, tué par le poison de Kellich ou l’épée du duc. La cause de sa mort n’avait guère d’importance. Dans les deux cas, il était tout aussi mort. Aussi mort que tout ce qu’ils avaient autrefois partagé. Elle s’aperçut qu’elle pouvait songer à lui calmement. L’essentiel de ses larmes et de sa colère avait été épuisé à l’aide d’une hache à deux lames contre le mur de la grange de Vintner. Un engourdissement avait pris leur place.

Vandien était mort, maintenant. Quelle importance cela pouvait-il avoir qu’il soit mort pour la rébellion ou en pensant à Ki ? Il n’en restait pas moins mort. Elle n’en restait pas moins engourdie.

Elle se frotta les yeux de ses mains sales et regarda de nouveau le ciel. Oui, l’aube faisant son apparition, mais pas au-dessus de Tekum. La lueur autour de la ville devait être autre chose. Un incendie ? Peut-être, mais qui aurait mis le feu à la moitié de la ville ?

En réalité, plus de la moitié de la ville était en feu, et les flammes étaient en train de s’étendre. Les longues journées de canicule avaient desséché tout ce qui était susceptible de brûler. Les étincelles bondissaient d’une rue à l’autre, propulsées par le souffle rageur du feu. Elle se fraya un chemin au travers de la ville en faisant moult détours pour éviter les flammes. Même en évitant les rues où des bâtiments brûlaient toujours, Ki se mit à tousser en s’étouffant sous les cendres et la fumée. Personne ne semblait faire grand-chose pour arrêter l’incendie. Celui-ci devait avoir constitué le point culminant d’un tumulte ayant commencé plus tôt. Elle ne vit qu’un seul corps, mais les signes de violence étaient partout. Des meubles brisés s’entassaient dans les rues, le cuir des portes pendait en claquant dans le vent brûlant. Elle ne distingua que peu de gens, et ceux qu’elle vit étaient occupés soit à sauver leurs biens, soit à piller ceux des autres ; Ki n’aurait pas su dire qui faisait quoi.

La rue principale bordée d’arbres avait subi le plus gros de ce qui s’était produit ici. Ki guida l’attelage au milieu des ruines des étals du festival, dépassant des bâtiments en cendres et d’autres obscurcis par les flammes, parmi les arbres dont les branches pendaient, mortes et noircies par la chaleur du feu. Peut-être le tumulte avait-il démarré ici ; aucune des bâtisses longeant la rue n’était encore en feu. Des murs de briques de boue séchée, craquelés et fendus par la fournaise, s’ouvraient sur le vide, leurs toits de tuiles ou de bois entièrement consumés. Ki vit quelques gamins des rues récupérant un peu de nourriture au milieu des étals en ruine. Ils la disputaient à des corbeaux et les deux groupes s’arrêtèrent un instant pour darder vers Ki des regards suspicieux.

Au départ, elle ne reconnut pas les deux silhouettes qui se dirigeaient vers elle. Le garçon marchait aux côtés de l’homme, la main de celui-ci sur son épaule. Comme elle arrivait devant eux, Dellin leva la main pour la saluer. Elle arrêta l’attelage. Cabri se glissa immédiatement à l’intérieur par la porte latérale de la cabine. Dellin haussa les épaules avant de grimper lourdement sur le siège à côté de Ki.

— Vous savez ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.

Dellin secoua la tête.

— Les Brurjans ont envahi la ville en saccageant et pillant tout sur leur passage. Ils ont pris tout ce qu’ils voulaient et ont détruit le reste. Puis ils sont partis à cheval en direction d’Algona.

Il secoua de nouveau la tête, comme pour tenter de clarifier ses idées.

— Ces créatures projettent de telles émotions ! Et hier soir elles étaient déchaînées. J’ai essayé de protéger le garçon, mais...

Il secoua une nouvelle fois la tête.

— Qu’est-il arrivé à votre mule ? Les Brurjans ?

— Non. Quelqu’un a mis le feu à la réserve dans laquelle nous nous reposions. Il n’y avait plus d’endroit sûr, j’ai donc décidé de partir à votre recherche. Mais une fois sur la route, nous avons croisé une vague d’individus fuyant la destruction de la ville. Un marchand portant deux gros sacs et un poignard a réclamé notre mule. Il était si plein de cupidité et de peur qu’il nous aurait tués pour l’avoir. La mule ne valait pas cela, alors je la lui ai laissée. J’étais trop occupé à tenter de protéger l’esprit du garçon pour pouvoir le défendre physiquement.

— N’est-ce pas merveilleux, fit amèrement observer Ki, cette façon dont l’adversité fait ressortir ce qu’il y a de pire en nous tous ? Les Brurjans se retournent contre les marchands et les marchands se retournent contre vous. Mais qu’est-ce qui a déclenché tout ça ?

Dellin haussa les épaules.

— Je crois qu’un Brurjan a été pris de folie furieuse et a tué le duc. En tout cas, les Brurjans criaient son nom dans les rues en hurlant qu’il leur avait offert la ville. Keklokito était le nom qu’ils scandaient.

Donc même ce complot s’était déroulé de travers... Elle se demanda où Vandien était tombé, et comment. Les chevaux étaient toujours immobiles au milieu de la rue. Le regard de Ki parcourut les décombres.

— Où dois-je aller ? demanda-t-elle à la rue déserte.

Gotheris passa la tête par la porte de la cabine.

— Vous n’avez pas trouvé Vandien ? demanda-t-il.

Elle perçut de l’inquiétude dans sa voix.

— Non, répondit-elle plus durement qu’elle ne l’aurait voulu.

Dellin fixa sur elle un regard curieux et elle sut qu’il la sondait, sans rien pouvoir faire pour l’en empêcher.

— Le lien a disparu.

Elle haussa les épaules.

— Il est mort.

— Le lien a disparu. Tant qu’il existait, je pouvais dire s’il était ou non en vie. Mais à présent, il n’y a plus de lien. Il s’est détaché. Ou bien vous l’avez fait.

— Il est mort, répéta sourdement Ki.

Un simple chagrin aurait été un soulagement. Pourquoi fallait-il qu’elle ait à gérer des sentiments de colère et de trahison en même temps que les questions inquisitrices d’un fouineur jore ? Pouvait-il lire l’irritation qu’elle ressentait à son égard ? Alors qu’il la lise et aille se faire voir.

Elle lui décocha un regard noir. Dellin se contenta de la regarder fixement.

Le visage de Cabri était pire que jamais. L’éclat de stupéfaction endormie n’avait pas quitté ses yeux. Il fronça largement les sourcils tandis que son regard passait de Ki à Dellin, et vice versa.

— Quelque chose... ne colle pas, dit-il. (Il avait du mal à trouver ses mots.) Les choses ne sont pas... comme vous les ressentez.

Elle secoua les rênes. Il était inutile d’expliquer au gamin qu’elle ne pouvait pas exprimer ses sentiments à l’aide de simples mots. Elle ne les comprenait pas elle-même. C’était tout ce à quoi ses espoirs et ses recherches avaient abouti. Elle se sentait trompée, trahie. Pire, elle se sentait stupide. Parce qu’elle avait su, depuis le début, pas depuis une journée mais depuis des années, qu’elle en arriverait là. Qu’un jour elle tendrait la main vers lui, dans le besoin, et qu’il ne serait pas là. La colère la secoua telle la tempête qui s’était abattue sur le chariot plusieurs jours auparavant. Le dégoût d’elle-même l’envahit tandis qu’elle songeait à la façon dont elle s’était laissée duper jusqu’à dépendre de lui. Elle leur tourna le dos et se couvrit les yeux pour tenter de trouver un moyen d’être seule. À cause de Dellin, son engourdissement s’était envolé.

— Je ne peux pas vous aider sans vous laisser faire du tort au garçon. (La voix de Dellin lui parvenait de loin.) Je suis navré. Vous allez devoir faire face à ceci toute seule.

Toute seule, songea Ki, et les mots résonnèrent stupidement dans son esprit, encore et encore. Toute seule. Elle tendit son esprit vers l’extérieur et perçut soudain toute la vérité des paroles de Dellin. Il y avait eu un lien, mais à présent qu’elle le cherchait, elle ne rencontrait plus qu’un mur. Personne pour lui tendre la main en retour. Il l’avait abandonnée. À un moment donné, le jour précédent, il avait choisi de suivre la rébellion. Et il était mort pour elle. La douloureuse solitude de Ki s’étalait sans fin dans un vide qui ne contenait nulle réponse, nulle chaleur. C’était une hémorragie qui ne pouvait pas être arrêtée. Toute seule.

— Je ne peux pas le permettre, pas si près de Gotheris !

L’arrêt brutal du chariot la bouscula. Elle n’avait pas réalisé que Dellin conduisait l’attelage. Elle ouvrit les yeux mais ne put tout d’abord rien discerner. Puis ce rien prit l’apparence des doigts de sa main. Elle releva lentement le visage et écarta les doigts. Dellin s’était redressé sur le siège.

— Arrêtez ça ! ordonna-t-il en criant. Lâchez-la !

Ki tourna la tête.

Un nœud coulant pendait à l’un des arbres restants. Un jeune garçon tenait la corde, maintenant le nœud ouvert. Une quinzaine, peut-être une vingtaine de personnes, plus que Ki n’en avait rencontrées de la journée, s’étaient rassemblées dans la rue. Les gens marmonnaient des propos coléreux, telles des abeilles agitées, et leurs visages étaient emplis de haine. Trois jeunes gens tiraient une femme en direction de l’arbre.

— C’est l’une de ces salopes de rebelles, cria quelqu’un à l’intention de Dellin. L’une de ceux qui ont tué le duc et lancé les Brurjans sur nous tous. Elle était amie avec celui qui a fait le coup !

Les autres membres de la foule murmurèrent un assentiment plein de colère.

— Relâchez-la ! rugit Dellin.

Les hommes s’arrêtèrent et levèrent les yeux vers lui. Leurs regards étaient luisants de haine. La femme se débattait entre leurs mains, arquait son corps tout entier pour tenter d’échapper à leur prise inflexible. Son capuchon partit en arrière.

Saule semblait avoir vieilli au cours de la nuit. Sa tête aux cheveux ras lui donnait l’air d’avoir été victime d’une maladie dévastatrice. Sa peau était grise et de la suie noircissait l’arête de son nez. Ses yeux vairons tournoyaient follement, largement écarquillés. Elle évoquait une poupée maltraitée par une enfant malfaisante.

— Laissez-les la tuer, dit calmement Ki.

Dellin baissa les yeux vers elle.

— J’ai pensé qu’il fallait les arrêter, pour le bien de Gotheris. Maintenant je sais que je dois les arrêter. Pour votre bien.

Durant ce bref échange, la foule s’était désintéressée de lui. L’un des hommes agrippa les cheveux courts de Saule et la souleva pratiquement du sol tandis que les autres la poussaient et la tiraient vers la corde. Le garçon, la bouche entrouverte, maintenait le nœud ouvert et l’attendait.

Le regard de Dellin parcourut gravement la foule. Mais s’il avait espéré voir un signe indiquant qu’ils allaient changer d’avis, il fut déçu.

— Stop.

Dellin avait prononcé le mot avec une supplique dans la voix. Il n’avait pas parlé fort et sa voix ne portait pas particulièrement. C’était presque comme s’il l’avait marmonné dans sa barbe. Cela ne changea rien. Les hommes qui agrippaient Saule étaient déterminés. Ki ne trouvait en son cœur aucune pitié pour la fille. Celle-ci n’avait que trop bien et trop justement maudit Ki. Quelques personnes à l’arrière de la foule, soudainement rendues malades par ce qui allait se passer, se détournèrent et s’en furent. Elle vit une femme poser une main suppliante sur le bras de son mari et se pencher pour lui parler d’un air sérieux. Il se tourna à contrecœur pour la suivre tandis qu’elle se détournait. Personne ne prêta attention à leur départ.

— Ne faites pas ça ! souffla de nouveau Dellin.

Le garçon qui tenait le nœud eut un sursaut, comme si on l’avait piqué avec une aiguille. Son regard se posa brusquement sur la jeune fille qui se débattait, sur l’expression sauvage du visage des hommes qui la tiraient de force vers lui. Ses yeux s’agrandirent comme s’il avait vu des démons en plein jour. Il poussa un gémissement de chiot que l’on vient de frapper et s’enfuit.

— Bon sang !

L’un des hommes jura et dut lâcher Saule pour attraper la corde oscillante. La jeune fille tira tout l’avantage qu’elle pouvait de sa distraction, libérant l’une de ses mains pour frapper frénétiquement l’homme qui lui agrippait les cheveux. Ki demeura assise sans rien faire, les yeux rivés sur la scène. Derrière elle, elle entendit un pleur étouffé et se tourna pour voir Cabri qui se découpait dans l’embrasure de la porte de la cabine.

Il s’agrippait au siège comme s’il était en train de se noyer et qu’il s’agissait de l’unique morceau de bois flottant dans l’océan. Son visage avait l’expression paniquée d’un enfant qui ne peut plus respirer. Et ses yeux reflétaient une horreur telle que Ki n’en avait jamais vue.

— Ce n’est pas juste, soupira Dellin.

La foule était en train de se disperser. L’homme qui tentait de passer le nœud coulant autour du cou de Saule parut soudain très nettement mal à l’aise. Ki eut l’impression qu’il jugeait brusquement son rôle central dans le drame en train de se nouer parfaitement déplaisant.

— Vous serez punis, avertit Dellin d’un ton sinistre.

— Passe-lui ce putain de nœud autour du cou ! ordonna l’un des hommes qui tenaient Saule.

Mais celui qui tenait la corde se mit immédiatement en colère :

— Tu n’as qu’à le faire toi-même ! gronda-t-il en projetant le nœud en direction de son comparse.

Celui-ci n’arriva pas à l’agripper et le nœud le dépassa, avant de revenir vers lui en oscillant. Ceux qui restaient debout dans la rue faisaient à présent plus penser à des témoins qu’à des complices. L’énergie haineuse du lynchage s’était dissipée.

Mais celui qui tenait Saule par les cheveux paraissait immunisé contre le changement d’atmosphère. Alors que les deux autres lâchaient la jeune femme, il lui assena un coup de poing dans le ventre. Elle se plia en deux et cessa temporairement de se débattre. L’homme maintint sa prise sur ses cheveux roux tandis qu’il tendait le bras vers la corde et s’en saisissait. Il tint la corde épaisse entre ses doigts et entreprit de la faire passer pardessus la tête de Saule lorsque Cabri se mit à gronder.

— Ressens-le toi-même !

Et ce fut le cas. L’homme tomba à genoux, haletant, griffant sauvagement sa gorge tout en poussant un miaulement exprimant toute la terreur qui avait rendu Saule muette. Celle-ci s’écroula d’un bloc, son menton se libérant du nœud. Elle s’étala dans la rue, ses jambes et ses bras trop longs et anguleux par rapport à son crâne presque tondu. Les deux autres exécuteurs fixèrent sur les gesticulations de leur chef un regard stupéfait. De longues traînées de bave s’écoulaient de sa bouche ouverte, oscillant dans l’air avant de venir s’étaler en traces sombres sur sa chemise. Les hommes reculèrent, dégoûtés, puis se retournèrent et s’éloignèrent dans deux directions différentes, les épaules voûtées, l’un d’entre eux serrant ses bras contre lui.

De la foule des lyncheurs, il ne restait plus que la victime allongée à terre et le bourreau qui s’étranglait sur un nœud invisible.

— Arrête ça, aboya Dellin et ses longs doigts émirent un claquement de fouet en faisant disparaître l’expression figée de Cabri.

Des marques rouges et blanches sur la joue du garçon attestèrent de leur passage, ainsi qu’un air de stupéfaction dans les yeux de Cabri.

— Non, lui dit fermement Dellin comme s’il s’était agi d’un enfant tendant la main vers une casserole d’eau bouillante. Non ! Lâche-le !

Ki vit Cabri relâcher l’homme. Elle le lut sur le visage du garçon, dans l’affaissement soudain de ses épaules étroites. Elle n’eut pas besoin de se tourner pour voir le lyncheur tomber à plat ventre sur la route à la manière d’une marionnette dont on aurait tranché les fils. Mais elle se retourna pour regarder Dellin tandis qu’il descendait du chariot et s’avançait lentement dans la direction de Saule.

Il souleva la jeune fille avec une aisance qui n’était pas entièrement humaine. Il prononça quelques paroles au-dessus du corps inerte dans ses bras et lorsqu’elle commença à bouger, il la reposa précautionneusement sur ses pieds. Ni l’un ni l’autre ne prêtèrent attention à l’homme allongé par terre qui pleurait silencieusement. Dellin s’adressa à Saule à voix basse et la prit par la main pour la guider vers le chariot. Il lui en fit longer le flanc et fit un geste vers le siège surélevé. Elle leva les yeux et, pendant un long moment, son regard plongea dans celui de Cabri.

— Non ! s’exclama-t-elle d’une voix aussi basse et rauque qu’un grondement de chat.

Ses yeux trouvèrent Ki et s’écarquillèrent plus encore.

— Je n’irai pas avec vous ! Je refuse de partir en compagnie de traîtres et d’erreurs de la nature ! Je refuse de devenir comme lui ! Je refuse ! Je préfère mourir !

Elle se libéra du contact de Dellin, se retourna et s’enfuit en clopinant le plus vite possible.

— Elle dit la vérité, soupira Dellin.

Ki réalisa avec un sursaut que ces mots étaient destinés à Cabri. Le garçon regardait Saule s’enfuir avec dans les yeux l’image d’un cœur brisé.

— Elle préférerait mourir, reprit Dellin sans pitié. Et c’est probablement ce qui arrivera, si elle continue à émettre ce sentiment à destination des humains autour d’elle. Aussi épaisse que soit la carapace de leur esprit, il en est quelques-uns qui l’entendront, qui percevront suffisamment sa soif de mort pour trouver un moyen de la satisfaire.

Il désigna la scène de la main, non seulement la jeune femme en fuite mais aussi la cité en cendres :

— Voici ce qui arrive lorsque le sang jore est mal utilisé, pour accomplir les objectifs d’un humain. Voici ce qui arrive lorsque Jores et humains se mélangent sans sagesse ni conscience.

Son accusation n’admettait pas la réplique.

— Vous ne pouvez pas lui dire que tout cela est de sa faute ! objecta Ki surprise de l’intensité de ses propres sentiments.

Mais Cabri, ses grands yeux pâles écarquillés, hochait la tête avec la même gravité que Dellin.

— Si, Ki, ça l’est.

— Tu es fort et le talent jore est immense à l’intérieur de toi, fit observer Dellin.

Cabri opina de nouveau du chef. Avec une étrange humilité, il ajouta :

— Plus fort que toi, mon oncle. Et plus talentueux.

Dellin contempla le garçon en le réévaluant. Lorsqu’il prit la parole, sa voix était teintée d’acceptation.

— Il est bon que nous reconnaissions tous les deux cela avant de commencer. Bien, Gotheris. Le moment est venu de décider. Partiras-tu avec moi pour apprendre ? Ou bien fuiras-tu, comme le fait cette fille, effrayée par l’immensité de la plaine qu’elle entraperçoit ?

Le silence de Cabri parut fort long à Ki. Elle écouta les craquements lointains de l’incendie et les légers mouvements des chevaux dans leurs harnais.

— Je ne fuirais pas, mon oncle, finit par répondre Cabri.

Un petit coin à l’intérieur de Ki se sentit absurdement satisfait, comme si elle avait fait un pari improbable avec elle-même et l’avait remporté.

— Souviens-toi que tu en as décidé ainsi.

Dellin monta sur le siège, saisit les rênes et les secoua. Cabri resta là où il était, appuyé sur le siège. Il contempla les bâtiments calcinés et les étals renversés devant lesquels ils passaient, comme s’il désirait en mémoriser les contours. Ki observait les cahots de la démarche de Sigurd. Elle se sentait vide, décida-t-elle enfin.

Elle était une cargaison sur son propre chariot, juste un objet qu’on emportait pour le reste du trajet jusqu’à Villena. Elle avait ressenti trop de choses durant ces derniers jours. Comme un instrument de musique que l’on aurait traité avec trop de brusquerie, les cordes de ses émotions étaient coupées et pendaient, inutilisables, à l’intérieur de son être. Peu importait la manière dont elles étaient pincées, aucun son n’en sortait plus. Ki oscillait lentement tandis que le chariot dévalait la rue.

La ville se mua progressivement en terrains fermiers. Un champ de chaume avait brûlé jusqu’à n’être plus qu’un vaste carré noir. Cabri prit soudain la parole.

— Ce que j’aimais le plus à propos de Vandien, dit-il sans préambule, c’était ce qu’il ressentait quand il était en colère contre moi.

Ki eut l’impression qu’un pansement venait d’être arraché au-dessus d’une blessure à peine refermée. Mais Dellin se tourna vers le garçon et sa surprise était clairement perceptible.

— Quoi ?

— À l’époque, je ne faisais pas la différence entre nous... (Cabri cherchait ses mots.) Je n’arrivais pas à séparer ce qu’il ressentait de ce que je ressentais, proposa-t-il avec lenteur. Donc sa colère était la mienne.

— Et ? voulut savoir Dellin.

— Il était en colère contre moi car je n’étais pas... honorable. Envers moi-même. Il pensait que je m’étais trahi moi-même en n’étant pas un homme... meilleur.

Cabri s’exprimait avec hésitation, comme s’il craignait de déclencher l’hilarité. Comme personne ne souriait, le garçon reprit courage.

— Beaucoup de gens m’ont détesté. Ou bien ont souhaité ma mort. Mais personne n’avait jamais été en colère contre moi de cette façon auparavant. Même mon père : sa colère était toujours pleine de tristesse, essentiellement pour ma mère et lui, parce que je rendais leur vie si difficile. Mais la colère de Vandien était basée sur le fait que je nous trompais lui et moi-même en étant... dénué d’honneur. Il me donnait le sentiment d’être... en colère contre moi-même de ne pas être un... homme d’honneur.

Cabri s’interrompit. Le chariot continua sa route bringuebalant et Ki songea à l’étrangeté de l’héritage que Vandien avait laissé au garçon.

— Au début, c’était à propos de... cette fille.

Le rouge monta soudain aux joues de Cabri. Il traça du doigt le contour d’un nœud dans le bois du siège.

— Et je ressentais de la colère contre lui en retour. Parce qu’il me faisait me sentir tellement mal à l’aise à propos de ce que j’avais fait. Mais ensuite... après Kellich... Vandien a encore ressenti la même chose. A propos de lui-même autant qu’à propos de moi. (La voix de Cabri se teinta d’interrogation.) C’était comme s’il m’avait adopté, car il me jugeait de la même façon qu’il se jugeait lui-même.

Cabri toucha timidement la main de Ki pour s’assurer qu’elle écoutait.

— C’est pour ça que j’ai attaqué ce Brurjan. Parce que j’ai pensé que c’était ce qu’il aurait fait et que je voulais faire comme lui. (La gorge du garçon se serra.) Je suis désolé qu’il soit mort. Je voulais l’entendre me dire que j’avais fait ce qu’il fallait.

Ki serra brièvement les doigts du garçon.

— Tu m’as sauvé la vie.

Elle tentait de lui donner ce dont il avait besoin. Elle ne pouvait prononcer le nom de Vandien, refusait de ressentir son chagrin.

— Il aurait dit que tu avais fait ce qu’il fallait.

Ils dépassèrent une ferme calcinée. Un groupe de poulets ayant survécu au feu se prélassait dans la poussière de la route. Ils se mirent à caqueter furieusement, dérangés par le passage des chevaux. Un peu plus loin, un cheval perdu broutait sur le bas-côté. Ils étaient presque à sa hauteur lorsque Ki repéra le cavalier étalé dans le fossé.

— C’est le plus petit Brurjan... commença-t-elle avant d’être interrompue par le cri soudain de Cabri.

Celui-ci bondit sur le siège puis sauta au bas du chariot en marche, s’étalant à plat ventre dans la poussière. Il s’était relevé et s’élançait maladroitement vers le corps avant même que Dellin n’ait eu le temps d’arrêter l’attelage.

— Gotheris ! cria Dellin, alarmé, tandis que le garçon posait les mains sur le corps.

— Cabri ! Laisse-le tranquille, il est déjà mort ! ajouta Ki.

— Il n’est pas mort ! déclara Cabri.

L’espoir dans sa voix laissa Ki pantoise, jusqu’à ce qu’il soulève le casque trop large pour révéler les boucles sombres en dessous. Le cœur de Ki lui remonta dans la gorge. Les émotions jaillirent en elle tels les jets d’une fontaine, sa colère, ses peurs. Mais elle se retrouva sur la route et elle s’agenouilla près de lui, craignant presque de le toucher. Il portait une armure de Brurjan et des vêtements plus riches que tout ce qu’elle avait pu voir auparavant, mais c’était Vandien.

— Il est mort, dit doucement Dellin.

Mais elle ne lui prêta aucune attention. Sa peau était fraîche, son bras arborait une horrible couleur grise, mais elle écarta son visage de la poussière et glissa une main sous sa chemise. Une cotte de mailles. Elle plaça ses doigts sur la gorge de Vandien et sentit une légère pulsation sous l’angle de sa mâchoire.

— Il est vivant ! déclara-t-elle farouchement.

Dellin descendit lentement du chariot et s’approcha jusqu’à se tenir au-dessus d’eux. Il ne se pencha pas pour toucher Vandien, mais Ki eut l’impression de sentir son esprit la frôler tandis qu’il sondait le corps.

— Ki, finit-il par déclarer avec une pitié infinie dans la voix, ce n’est que son corps. Il n’est... plus là.

— Non !

La voix de Cabri parut suraiguë aux oreilles de Ki. Mais plus que cela, il hurlait à l’intérieur de Ki en repoussant le contact réconfortant de son oncle. Elle eut l’impression d’un raclement sanglant tandis que son contact mental arrachait son acceptation à moitié formée de la mort de Vandien.

— Ne l’abandonnez pas ! lui lança-t-il d’un ton farouche. Accrochez-vous à sa vie, pour lui !

Sa prise sur les sentiments de Ki était aussi abrupte que celle de son oncle était habile. C’était comme de subir l’étreinte d’un étranger, et elle se serait débattue si elle avait su comment faire.

Son ouïe avait complètement disparu. Quelqu’un murmura :

— Arrêtez. Vous mourrez avec lui, il est parti, hors de portée.

Mais ce n’était pas quelqu’un qu’elle connaissait et ses mots n’avaient pas d’importance. Ce qui comptait, découvrit-elle, était de s’asseoir dans la poussière et de tirer le haut du corps de Vandien sur ses genoux, le tenant fermement contre elle tandis qu’elle posait sa joue sur son front blême. De refuser de le laisser pour mort. Elle effleura ses cheveux de ses lèvres. Elle le serra plus fort mais, malgré sa prise, elle le sentit qui glissait au loin.

— Trop tard avertit quelqu’un. Il a abandonné, personne ne peut plus l’atteindre. Laissez-le partir.

— De quoi avez-vous le plus peur ? exigea de savoir Cabri.

La voix du garçon était étouffée à ses oreilles, mais elle résonnait dans son cœur.

— Décidez. De l’aimer. Ou de le laisser partir.

Elle ne pouvait pas le tenir dans ses bras et le laisser partir. Son corps était chaud contre elle, la douce odeur de ses cheveux et de sa peau flottait jusqu’à ses narines. Elle ne pouvait pas le laisser partir. Mais elle ne pouvait pas l’aimer, pas de la façon dont Cabri faisait résonner le mot en elle, pas sans limites, toute prudence abandonnée. Elle aimait cet homme, oui, et elle le voulait auprès d’elle, elle mourrait pour lui s’il le fallait. Mais ce n’était pas ce que Cabri lui demandait. Elle pouvait sans regret laisser son amour se déverser en Vandien. Mais il y avait un autre aspect. Il lui fallait accepter de tout cœur l’amour de Vandien, accepter de dépendre de la présence de cet amour. Il ne s’agissait pas simplement d’admettre qu’elle l’aimait, mais d’admettre que lui l’aimait et d’accepter ce qu’il offrait. C’était trop dangereux d’être si vulnérable, cela ferait trop mal si... Elle sentit qu’il s’éloignait un peu plus. Quelque chose en elle se cassa brusquement. Elle hoqueta, mais la douleur n’était pas physique. Elle abandonna toute prudence, laissa retomber les barrières et libéra son amour qui s’en fut en hurlant après Vandien. Il y avait un soulagement à relâcher ainsi ce qu’elle avait tenu à l’écart de Vandien et d’elle-même. Avoir besoin de lui. Pas seulement envie de lui. Dépendre de lui de la même manière qu’il dépendait d’elle.

— Je vous en prie, supplia-t-elle, sans savoir à qui elle s’adressait ni ce qu’elle demandait.

— Vous l’avez touché.

Il y avait de la stupéfaction dans la voix de Dellin. Elle sentit soudain le guide de son esprit pénétrer la toile de leurs sentiments. Elle le sentit qui en extrayait habilement Cabri et, l’espace d’un bref instant, comme il se retirait, elle comprit, comme l’aurait fait un Jore, le réseau qu’elle et Vandien avaient créé et partagé, le vit étiré, bourdonnant et vivant, entre eux.

Puis il n’y eut plus que l’homme dans ses bras, son poids et sa chaleur contre elle. Elle n’eut plus conscience que de ce qu’elle éprouvait pour lui. Quant à ce que lui ressentait, elle allait devoir lui faire confiance, croire aveuglément que ses sentiments pour elle étaient les mêmes que les siens pour lui. Une position solitaire et dangereuse. La prudence lui conseillait de se méfier, l’avertissait de ne pas accorder trop d’importance au fait qu’il tenait à elle.

— Ne le lâchez pas maintenant, l’avertit Dellin.

Il attrapa Cabri sur ses pieds et le tira, clopin-clopant, vers le chariot.

— Ni Cabri ni moi ne pourrons le retenir pour vous désormais. Aimez-le ou laissez-le partir.

Elle demeura assise dans la poussière, tenant Vandien contre elle. Elle releva doucement ses bras sur sa poitrine, plaça les deux mains de Vandien dans l’une des siennes. Les doigts de son bras maniant l’épée étaient gonflés et froids contre les siens. La blessure que Kellich lui avait infligée ? Elle releva sa manche. Elle grimaça quand ses yeux tombèrent sur la brûlure boursouflée qui s’étalait sur son avant-bras tanné.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? lui demanda-t-elle.

— Sans doute plus qu’il ne pourra vous en dire, même s’il arrive à se souvenir de tout lui-même, répondit Dellin.

Le guérisseur jore s’accroupit auprès d’eux.

— Il pourrait être sage de s’abstenir de poser la question.

Il se mit à se balancer d’avant en arrière sur ses talons.

— Est-ce que Gotheris va bien ? s’enquit Ki.

Dellin hocha lentement la tête.

— Il est fatigué. Mais il s’en est bien sorti, pour son premier essai. Je vois que ma tâche la plus importante sera d’enseigner à ce garçon la maîtrise et la prudence. Il ne s’était doté d’aucune ligne de vie à laquelle se raccrocher. Si Vandien n’était pas revenu, Gotheris aurait été perdu.

— Mais Vandien est de retour et il va se remettre ?

Dellin tourna vers elle un regard empreint de pitié.

— Vous savez que c’est le cas, alors pourquoi poser la question ? Faites confiance à vos sentiments, de temps à autre.

Après une longue pause, il ajouta :

— Vous pourrez le trouver changé.

Ki leva vers lui des yeux interrogateurs, mais Dellin détourna le regard vers le sol pour éviter qu’elle ne puisse lire son expression.

— Je pourrais assourdir les choses, proposa-t-il d’une voix douce. Lui dissimuler le pire.

Ki entendit ce qu’il suggérait. Cela l’effrayait. Que lui avaient-ils fait pour que Dellin fasse une telle proposition ? Elle écarta l’idée et sut qu’il l’avait sentie faire.

— Je le veux tel qu’il est, dit-elle fermement.

Prononcer ces mots à haute voix lui permit de constater qu’ils sonnaient juste.

— Il n’est pas nécessaire que je le comprenne toujours. Parfois, nous devrons simplement nous faire mutuellement confiance.

Vandien inspira un peu plus profondément qu’auparavant. Sa bouche se tordit. Elle le serra plus fort contre elle. Il ouvrit lentement les yeux.

— Je pensais... (Sa voix était éraillée.) Je pensais que j’étais rentré chez moi.

— C’est le cas, lui dit Ki.

Les roues du destin
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